Point de fuite

Incipit

La mort d’un homme est traditionnellement suivie de l’organisation de festivités incongrues, censées fermer les plaies ouvertes par l’annonce du décès, marquer symboliquement l’élévation de l’âme vers le ciel pour ceux qui y croient ou le repos sous terre pour ceux qui se contentent de relever les faits. Personne ne s’y rend pour la même raison : il y a ceux qui viennent régler leurs comptes, ceux qui veulent soulager leur conscience, ceux qui soutiennent des proches endeuillés, ceux qui ont l’espoir de réunir une famille dispersée ou ceux qui obéissent à la convenance de manifester leur respect pour le défunt.

Les voitures s’alignent sur le parking et des silhouettes noires en sortent. Seuls le crissement des pneus et les talons des chaussures vernies sur le sol se font entendre sur le parvis de l’église. Les convives, pions interchangeables répartis sur un échiquier de pierre, transpirent dans leurs plus beaux atours noirs sous le soleil écrasant de l’après-midi. L’astre solaire ne s’embarrasse pas du deuil pour continuer à briller. Il ne fait aucun doute que tous souhaiteraient vivement se trouver ailleurs. Les visages sont insolemment vivants, les yeux brillants, les joues rosies par la chaleur, les fronts luisants de sueur. Les invités préfèrent se cacher derrière une prudente mine impassible, soucieux de ne pas être surpris dans un bâillement, une marque d’ennui ou un sourire mal venu. Tous semblent être là sous la menace d’un calibre impitoyable pointé par la société, enchaînés par leur vague lien avec le défunt. Leur présence n’est que de la poudre jetée aux yeux d’un tribunal imaginaire qui aurait condamné leur absence.

Ce cortège encore anonyme se dirige vers l’église, pénètre dans l’édifice avant de prendre place sur les bancs. Rassemblés devant cette grande boîte d’ébène, personne ne la quitte des yeux. Guidés par une sorte de fascination morbide, il est difficile de détourner le regard. Deux attitudes s’affrontent : rester dans un silence respectueux ou verser quelques larmes de circonstance. Quand un convive brise cette normalité, cela ne peut passer inaperçu. Alors quand des sanglots se font soudain entendre, les têtes se tournent, à la recherche de l’auteur de cette tristesse authentique et impossible à contenir. Bien vite, les yeux se posent sur une femme au premier rang, la tête entre les mains, dont les épaules tressaillent au rythme des pleurs. Un bras protecteur tente de l’apaiser mais elle semble ne pas y prêter attention. L’assemblée s’agite légèrement, des chuchotements parcourent l’assistance. Tandis que les uns spéculent sur son identité et la raison d’un tel émoi, les autres s’apitoient vaguement. Des mots saisis au vol permettent de comprendre le bouleversement de cette femme : quelle tragédie pour sa nièce… Mais au milieu de ces remarques compatissantes, certaines sont dissonantes et cruellement aiguisées. Des voix médisantes blessent cette âme aimante à coup de mots bien sentis : Quelle honte ! Incapable ! Un échec cuisant ! Sourde au bourdonnement malveillant qui l’entoure, elle relève la tête sans essuyer les larmes qui coulent encore sur ses joues.

C’est au milieu de cette agitation qu’un homme à l’allure maladroite fait son entrée. Il tranche dans ce décor sacré, le charme étonnant de ses traits est inattendu dans un tel lieu. Ses pieds s’empêtrent dans sa soutane alors qu’il s’avance gauchement vers le cercueil. Il reprend son équilibre et esquisse un sourire gêné. Il écarte les boucles brunes qui tombent devant ses yeux bienveillants et adoucis par la foi. Son regard se promène sur l’assistance dont il étudie l’humeur. Il a pour habitude de s’imprégner de l’ambiance des cérémonies qu’il officie afin de faire sonner ses mots justes. Il commence sa bénédiction, discours qu’il répète toujours dans de pareilles circonstances, mais il est troublé par un malaise et une certaine ironie qu’il perçoit parmi les convives. Il tente de l’ignorer et de se limiter à ce que l’on attend de lui.

Quant aux convives, ils prennent leur mal en patience et s’attachent à conserver le masque de la bienséance. Ce n’est pas le cas de tout le monde : une femme tranche par son aura bien différente de celle de ses voisins. Contrairement aux autres, elle ne cache pas son ennui ferme et plutôt que celui du respect, elle a adopté le masque du mépris. Elle a cela de particulier que chacun de ses mouvements et de ses expressions semblent empreints d’une volonté de faire étalage de sa réussite. Elle embaume le succès et elle se délecte des regards curieux et inquisiteurs qu’elle attire.

Le corps qui repose sur le linceul échappe, indifférent, à cette étrange atmosphère dont il est pourtant le responsable. Son histoire, ses convictions, ses doutes, ses combats et ses œuvres disparaissent sous le poids de l’avis de tous ces gens réunis. Ses efforts acharnés pour tromper l’inévitable anéantissement des entreprises humaines ont-ils été reconnus par ne serait-ce qu’une seule personne assise sur ces bancs ? La seule cérémonie de sa carrière en son honneur, il semble enfin être la vedette.

 

A suivre...