Point de fuite

Episode 1

La jeune fille relève la tête. Aux larmes qui coulent succède un regard vide. Son état d’esprit demeure un mystère pour ses voisins. Une telle démonstration d’émotion dissone avec l’ambiance pudique presque glaciale de la cérémonie : certains s’en étonnent, d’autres sont dérangés. Ceux-là souvent ignorent le lien qui unit cette jeune femme à l’homme étendu dans son cercueil. Le calme revenu, de nombreuses questions subsistent chez les témoins de cette scène. Les théories les plus insensées circulent sur cette famille endeuillée, habile manière de s’évader de ce moment pénible.

Le prêtre commence un sermon qui ne résonne dans le cœur de personne, peut-être à cause de sa jeunesse. Au moins, pense la jeune fille, les regards des curieux sont maintenant rivés sur lui, et non plus affairés à la juger. Elle ne se doutait pas que cette confrontation ferait remonter tant d’émotions. Quand elle avait reçu la nouvelle, elle s’était sentie vidée de son être, comme si une part d’elle-même était morte avec lui. Serrer sa mère dans ses bras, se charger des pompes funèbres, convier les proches, écrire un discours, tel était son chemin de croix. Jusqu’à ce matin elle était parvenue à se concentrer sur les détails pratiques. Elle se sentait absente de sa propre existence, l’événement était comme un écho lointain pas à la hauteur de sa détresse. Malgré le fardeau du devoir sur ses épaules, elle flottait telle une barque funèbre. Elle voguait au gré des flots de son chagrin.  

Le matin même, elle fut frappée par l’insolence de la nature. Elle fut tirée d’un sommeil agité par le chant mélodieux d’un rossignol. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas entendu un tel son. Son regard fut attiré par un parterre de primevères dont les couleurs chatoyantes tranchaient sur sa robe de deuil. Sur la route, les rayons du soleil faisaient rage contre le pare brise de sa voiture. Elle ne put s’empêcher d'être fascinée par le spectacle. Aucun lever ou coucher de soleil ne ressemble à un autre.  Mère nature semblait sourde à la morosité de cette journée. Le plus incompréhensible était que le monde poursuivait son cours, serein et imperturbable alors que sa vie se devait d’être bousculée. Cette beauté naissante qui l’entourait suscitait une mélancolie bien plus profonde en elle. Elle ne voulait pas sentir l’air froid qui lui piquait les joues, elle ne voulait pas de cette sensation pleine de vie. Son cœur battait de façon irrégulière quand elle franchit le seuil de l’église. Le défilé des condoléances forcées avait accentué son mal-être. Quand elle reconnut la femme qui s’était approchée, agitant son deuil triomphal sous ses yeux, une première larme coula. Quand un rayon de soleil perça le vitrail pour éclairer le cercueil, son cœur se serra. Elle ne retint plus ses sanglots.

A présent, elle est calme. Elle écoute les mots du prêtre. Il évoque la grandeur d’âme du défunt, grossissant des traits que personne n’avait jamais loués, et tous hochent la tête à rythme régulier, dans une hypocrisie ostentatoire.

La description de son oncle lui semble étrangère, bien trop éloignée de sa propre vision du personnage, de l'homme qu'il était. On évoque ses diplômes académiques, son esprit extravagant, son goût pour l’original, et tout ce qu’elle entend, c’est juste à quel point il leur était dérangeant, encombrant. Il n’aurait pas voulu qu’on se souvienne de lui ainsi.  Mais c’était comme ça pour l’imaginaire commun, l’enterrement se devait d’être une instance lugubre de valorisation partielle et biaisée, censurée, de celui qui a trépassé.

Ce qui résonne encore dans son esprit, c’est son rire fort et contagieux, ses yeux qui se plissent de malice, ses doigts pleins de peinture. Dans son enfance, il avait eu la stature d’un roi ; pour elle, il était le créateur des couleurs. Il transformait le monde de son regard. Le monde virevoltait autour d’eux et lorsqu’ils étaient ensemble, il semblait que de nombreuses couches de concret se superposaient. Ils transcendaient le réel pour la divertir. Elle ne peut retenir le flot de souvenirs qui l'assaillent. 

Une chaude soirée de juillet, alors qu'il l'attend devant la cour de récréation déserte, il découvre le bitume métamorphosé, bariolé à la craie par les enfants. Il lui fait exhaler l’odeur de l’asphalte mouillée qui s'associe aux dessins, silhouettes grotesques déformées, qui s'emmêlent et chatouillent ses narines. Ils sont à présent tous deux aux bords des larmes en écoutant un inconnu qui joue une mélodie inconnue au piano dans une gare inconnue et malodorante.

Il y avait comme un lien invisible qui tenait leurs âmes à proximité. La sérénade du vent aux arbres les transportait. Il l’avait emmenée dormir pour la première fois à la belle étoile, au creux des vallées et elle avait vu treize étoiles qui meurent, treize rêves qui vivent. Il lui montra une luciole et elle eut la chair de poule en apercevant cette curiosité pour la première fois. Il arrivait qu’ils restent fascinés pendant de longues minutes par un événement anodin. Il y avait alors en eux une forme d’amour pour la vie qui débordait. C’était lui qu’elle avait connue enfant.

L’air sévère des autres adultes, leur placidité qui lui semblait enviable lui apprit plus tard à ne plus admirer l’artiste, car il n’en avait que l’apparence lui avait-on dit. Il était le seul à croire qu'il était un artiste autour de lui. Elle ferma donc les yeux aux miracles du quotidien, se mit à dormir tôt et loin de la nature qui démange et qui fait grelotter, elle oublia les mélodies, les sourires, le regard. Les rires moqueurs lorsqu’elle exprimait son admiration pour lui avaient un écho persistant et grandissant dans sa vie. Il n’est qu’un raté. Elle comprit qu’il “n’était pas de bon goût” qu’on la vît avec lui, elle avait un avenir, une potentielle situation, une perspective de vie stable. Alors elle lui avait laissé les lucioles, le rire d’enfant, les sourires, les perce-neiges, les nuages et toutes les autres richesses qui s’offrent au regard. Elle s'était éloignée, elle avait oublié, distendu les liens, mêlé sa vie avec celle des adultes austères.

Après la cérémonie, les salutations cordiales et la comédie du faux, elle remarque le ciel, baigné d’ocre et d’ambre, et se perd dans la contemplation du spectacle. Aucun coucher ou lever de soleil ne ressemble à un autre.

 

À suivre...