Point de fuite

Episode 2

Cela ne fait que cinq minutes qu’elle est entrée dans l’église, mais déjà le temps lui semble long. Assise au fond, elle balaye du regard la petite assemblée réunie pour l’occasion. Elle ne peut s’empêcher de lever les yeux au ciel tandis que la jeune femme assise quelques rangs devant elle essuie une dernière larme sur sa joue. Comme si cet événement n’était déjà pas assez pathétique pour ajouter de l’émotion sur jouée. Elle ne supporte pas cet étalage de chagrin, cette comédie de la jeune nièce éplorée prête à se faire plaindre. Elle affiche son visage maculé de mascara comme une comédienne soucieuse de jouer son rôle à la perfection. Il ne manque rien de plus pour donner à la cérémonie des allures de mauvaise tragédie. Si elle croit que cela suffit à faire oublier la médiocrité de son oncle, elle se trompe gravement. Poursuivant son inspection de l’assemblée, elle note avec dégoût que nombre des invités manquent cruellement de goût. Certaines femmes ont, dans une veine tentative d’élégance, revêtu des robes noires à dentelle de la plus grande vulgarité, d’autres se sont parées de châles qui font ressortir leurs visages excessivement fardés. Elles donnent à Hannah l’impression de se dresser au milieu d’un champ de vieilles fleurs fanées, bien que la plupart de ses femmes n’ont sans doute jamais pu rivaliser avec la beauté d’un bourgeon de rose.

Heureusement, pense-t-elle, le prêtre semble s’être accordé avec l’ambiance générale de la cérémonie : le charmant ridicule. Sûrement le seul moment divertissant de toute cette matinée fut la vision de sa silhouette vacillante et de son sourire gêné, comme pour s’excuser de l’atmosphère exécrable qui règne dans l’église. Il ne sait pas où se mettre et comme elle le comprend. Elle lui souhaite bien du courage pour captiver cet auditoire mou et certainement pas apte à recevoir un discours spirituel. Elle a l’impression de se trouver face à un professeur en mal d’autorité tentant de transmettre sa passion à des élèves indifférents. Ses mots sonnent creux et personne ne l’écoute. Elle esquisse un sourire : un prêtre qui n’a pas la foi en ce qu’il dit n’est pas pour améliorer l’absurdité générale.

Elle croit assister à un défilé de saltimbanques. Tous se succèdent devant l’assemblée pour étaler leur admiration factice envers cet homme qu’ils ne connaissaient pas pour la plupart. Elle faillit éclater de rire lorsqu’un cousin éloigné le qualifie de « grand artiste au talent reconnu ». Il ne peut pas être plus loin de la vérité ! S’il y a bien quelqu’un qui mérite cette appellation, c’est elle ! Elle a du mal à s’avouer que sa mauvaise humeur est largement due au fait que personne ne l’ait reconnue aujourd’hui. Elle qui a l’habitude d’être le centre des attentions ne supporte pas qu’un autre soit honoré et encore moins lui.  Alors elle s’attache à scruter chacune des personnes présentes et à passer ses nerfs sur le moindre petit détail qui l’horripile. A chaque fausse note de l’orgue, elle plisse le nez et repasse une symphonie de Beethoven dans sa tête, à chaque col de chemise mal ajusté, elle adresse une prière muette au bon goût et à l’élégance, à chaque gerbe de fleurs mal accordées, elle assortit les couleurs dans sa tête, à chaque faute de français, elle soupire d’agacement et pense à l’Académie française.

Elle ne cesse de jeter des œillades courroucées à son voisin de gauche dont l’apparence et l’attitude l’irritent particulièrement. Il est la parfaite synthèse de tout ce qu’elle ne peut supporter chez un être : son costume mal taillé, sa posture maladroite et voûtée, sa chevelure mal peignée, ses mains calleuses et rêches et son air ahuri.  Quoiqu’il fasse il ne pourra jamais se défaire de ce manque de tenue qui le caractérise. Il essaie de s’habiller convenablement mais cela ne prend pas, songe Hannah, et elle remercie son sens inné de l’élégance. Le personnage assis à ses côtés l’énerve d’autant plus qu’il lui rappelle quelqu’un. Ou plutôt l’incarnation même d’un portrait sur lequel ses yeux ont eu le malheur de se poser quelques années en arrière.

 

 

« Je ne comprends pas comment tu peux vivre dans ce capharnaüm.

-       Je ne me pose pas la question, ça aide beaucoup.

Elle promena son regard sur la pièce et un frisson la parcourut. S’il y avait des meubles, ils étaient bien cachés sous l’amas de croquis, de toiles, de costumes extravagants, d’objets intrigants et difficilement identifiables au premier regard. Elle s’indigna à la vue des livres écornés et annotés qui recouvraient la table de travail, elle qui en prenait tant soin et n’avait jamais pu se résoudre à griffonner sur la moindre page. Il surprit son regard incrédule et se crut obligé de répondre à cet air révolté.

-       Tu ne devrais pas être si scandalisée, au contraire il faut que le livre vive. Un écrivain serait bien vexé de voir son œuvre rangée soigneusement, noyée dans une masse alignée sans rien qui le distingue du livre d’à côté, rien qui n’attire le regard. Là tu vois il se sentirait considéré, expliqua-t-il avec un sourire.

-       Ou concurrencé par tes critiques systématiques dans la marge, répliqua-t-elle sèchement.

Il ne répondit rien et se contenta de continuer à sourire tandis qu’il tentait de dégager sa mallette coincée sous une lourde contrebasse en piteux état dont la présence était inexplicable.  

-       Il y a tout de même quelque chose que je ne m’explique pas, reprit-elle, comment est-ce que tu arrives à créer dans une telle atmosphère de désordre ? Comment peux-tu réussir à produire quelque chose de beau quand ton environnement est répugnant et dénué de toute logique ! Je veux dire quand je vois une épuisette à côté d’une boîte aux lettres, la question qui me vient à l’esprit, c’est « pourquoi » ? On est forcément inspirés par ce qui nous entoure, et ce qui t’entoure c’est ce… ce chaos !

-       Pour moi ça a beaucoup de sens. L’épuisette c’est pour ce portrait de pêcheur que j’ai réalisé il y a quelques semaines et la boîte aux lettres, je l’ai ramenée parce que je voulais reproduire la couleur. Mais ça ce n’est pas très important. Honnêtement ça ne me dérange pas si quand on regarde un de mes tableaux, on se demande : « pourquoi ? ». Je préfère susciter des questions que des réponses parce que je ne suis sûr de pas grand-chose.

-       Oui enfin ça c’est très bien mais je te parle de la confusion qui règne ici, tu ne vas pas me dire que c’est propice à la création ! L’atelier d’un peintre en dit beaucoup sur l’artiste et si tu reproduisais ce fouillis, le public ne saurait pas où donner de la tête et ne peux en tirer aucun plaisir esthétique !

-       Ton problème c’est que tu penses toujours à ce que le public va penser et va comprendre. Il faut que tu acceptes que tu ne peux pas contrôler la manière dont ton œuvre va être reçue. Publier c’est perdre le contrôle sur sa création, c’est ainsi, elle n’est plus seulement à toi, elle s’invite dans l’intimité des gens qui en font ce qu’ils en veulent. Si tu veux leur faciliter la tâche en satisfaisant leur envie d’ordre et de propreté par des toiles bien polies, libre à toi ! Si tu veux guider le public par la main, je ne t’en empêche pas ! Mais ce désordre que tu trouves si laid, j’y trouve beaucoup d’harmonie et de charme.

-       C’est une très jolie antithèse mais je ne crois pas au beau qui peut surgir de la laideur. La beauté est symétrique et régulière. Il se dégage toujours du sens et donc de la beauté des œuvres figuratives comme des plus abstraites.

Ils se turent.

 

-       Comme je pense qu’il est impossible que je te fasse comprendre par les mots, laisse-moi te montrer par ce que je sais faire de mieux : peindre.

-       Je te mets au défi de me faire apprécier le désordre et la discorde.

Elle tourna le dos au sol jonché de pinceaux et de tubes ouverts, aux murs tachés de peinture encore fraîche et à l’odeur âcre qui lui prenait la gorge avec un intense soulagement. Elle pouvait enfin respirer.

 

A suivre...